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Fidel, un ami inoubliable

Obra de Alexis Gelabert.
Obra de Alexis Gelabert.

Date: 

11/08/2021

Source: 

Periódico Granma

Auteur: 

Je ne saurais pas dire combien de conversations privées j'ai eues avec Fidel depuis que je l'ai rencontré en 1980. Après notre première rencontre, à Managua, je me suis rendu à Cuba d'innombrables fois, et je pense qu'à partir de 1985, au cours de presque tous mes voyages, l'occasion de le rencontrer s'est présentée.
 
Mais je n'ai jamais eu un accès direct à Fidel. Les personnes qui m'appelaient pour me demander de lui apporter une lettre ou une requête se trompaient. Ce n'était pas quelqu'un que je pouvais appeler par téléphone, même si, lui, m'a appelé quelques fois.
 
L'un des appels eut lieu en 2010, peu avant les élections présidentielles qui allaient donner la victoire à Dilma Rousseff. Je me trouvais à São Paulo, au café Esch, en compagnie – par pure coïncidence – de l'ambassadeur cubain au Brésil et du consul cubain à São Paulo. Fidel voulait connaître les chances de Dilma, la candidate du Parti des Travailleurs et successeure de Lula, d'être élue présidente de la République. Les deux diplomates, surpris, ont dû s'imaginer que ces appels étaient fréquents...
 
Je pense que, comme moi, Fidel détestait parler au téléphone. Les rares fois où je l'ai vu le faire – une fois, dans son bureau, pour féliciter Carlos Rafael Rodriguez à l'occasion de son anniversaire, et une autre fois, un soir à La Havane, chez l'ambassadeur du Brésil, Italo Zappa, pour annuler un engagement – il fut si bref qu'il semblait être l’opposé de l'homme qui était capable de capter l'intérêt d'une foule pendant plusieurs heures depuis une tribune.
 
Le 19 février 2016, je me trouvais à La Havane. C'était mon dernier jour dans la ville et mes valises étaient prêtes pour rentrer au Brésil l'après-midi même. Je me suis rendu dans la matinée à la Casa de las Américas – la plus importante institution culturelle d'Amérique latine – pour assister à la projection du film Baptême de sang, basé sur mon livre du même nom.
 
J'avais prévu de déjeuner avec Homero Acosta, puis de me rendre à l'aéroport.
 
À ma surprise, Homero arriva beaucoup plus tôt que prévu et m'invita à sortir de la salle où le film était projeté. Dalia Soto del Valle, l'épouse de Fidel, l'avait appelé pour lui dire que le Commandant souhaitait me parler au téléphone. Pour des raisons de sécurité, l'appel ne pouvait pas se faire par téléphone portable. Nous devions retourner à l'hôtel pour utiliser le téléphone fixe dans la chambre où je logeais.
 
Or, ils avaient déjà fermé mon compte au Melia Habana. Néanmoins, Homero insista pour que nous retournions à l'hôtel. Heureusement, la chambre était encore vide. Homero composa le numéro et me tendit l’écouteur. Dalia me dit que, malheureusement, « le chef » n'avait pas pu me rencontrer ces jours-ci, mais qu'il avait au moins souhaité me saluer au téléphone avant mon départ. Fidel, toujours attentif à mon égard, me demanda si je devais retourner au Brésil l’après-midi même ou si je pouvais rester quelques jours de plus. Je lui ai expliqué mes difficultés.
 
–Mais tu peux au moins venir prendre un café ? me demanda-t-il.
 
Je lui répondis que oui. Une fois dans la voiture d'Homero, il ne savait pas où se trouvait la maison de Fidel. C'était un secret jalousement gardé pour des raisons de sécurité. Cependant, j'y étais déjà allé à plusieurs reprises et je connaissais bien l'itinéraire, si bien qu’une situation inhabituelle se présenta alors : un Brésilien indiquant à un haut fonctionnaire du Conseil d'État le chemin de la résidence du Commandant. En outre, c'était la première fois qu'Homero le rencontrait personnellement, ce qui se répéta lors de mes visites ultérieures à Cuba, y compris le jour de son 90e anniversaire.
 
Ce qui attirait d'abord l’attention lorsque l'on rencontrait Fidel, c'était son allure imposante. Il paraissait plus grand qu'il ne l'était, et l'uniforme l'investissait d'un symbolisme qui transmettait autorité et esprit de décision. Quand il entrait dans une pièce, c'était comme si son aura remplissait tout l'espace. Ceux qui l'entouraient se taisaient, attentifs à ses gestes et à ses paroles. Les premiers instants étaient souvent difficiles, car tout le monde attendait qu'il prenne l'initiative, choisisse le sujet, fasse une proposition ou lance une idée, tandis qu'il entretenait l'illusion que sa présence n'était que celle d'une personne de plus et qu'il serait traité de manière amicale, sans cérémonie ni révérences. Comme dans la chanson de Cole Porter, il devait se demander s'il n'aurait pas été plus heureux d'être un simple homme de la campagne, sans la célébrité qui le revêtait.
 
La légende raconte qu'il avait l'habitude de conduire sa jeep dans les rues de La Havane, à l’aube, incognito. Je sais qu'il se présentait souvent à l'improviste chez ses amis s'il voyait une lumière allumée, et même s’il prétendait qu’il n’allait rester que cinq minutes, il n'était pas surprenant qu'il reste jusqu'à ce que les premiers rayons du soleil annoncent le lever du jour.
 
Un autre détail de Fidel qui surprenait, c’était le timbre de sa voix. Le ton de fausset contrastait avec sa corpulence. Parfois, il parlait si bas que ses interlocuteurs devaient tendre l’oreille, comme quelqu'un qui écouterait des secrets et des révélations inédites. Et quand il parlait, il n'aimait pas être interrompu. Magnanime, il passait de la situation internationale à une recette de spaghettis, de la récolte de sucre aux souvenirs de sa jeunesse.
 
Mais il ne faut pas croire qu'il monopolisait la parole. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui aimait converser autant que lui. C'est pourquoi il n'accordait pas d'audience. Il n'aimait pas les réunions protocolaires, où les mensonges diplomatiques résonnent comme des vérités définitives.
 
Fidel ne savait pas recevoir une personne pendant dix ou vingt minutes. Quand il rencontrait quelqu'un, la réunion durait au moins une heure. Souvent toute la nuit, jusqu'à ce qu'il réalise qu'il était temps de rentrer à la maison, de prendre un bain, de manger quelque chose et d'aller se coucher.
 
Dans une conversation personnelle, le leader cubain tentait de tirer le meilleur parti de son interlocuteur. Lorsqu'un thème l’enthousiasmait, il voulait en connaître tous les aspects. Il se renseignait sur tout : le climat d'une ville, la coupe d'un vêtement, le type de cuir d'une mallette ou les avions militaires d'un pays. Si l'interlocuteur ne maîtrisait pas les détails du sujet abordé par Fidel, la meilleure chose à faire était de changer de sujet.
 
Même s'il commençait le dialogue confortablement assis, rapidement il donnait l'impression que tout siège était trop étroit pour son grand corps.
 
Électrisé par l'excitation de ses propres idées, Fidel se levait, faisait les cent pas, s’arrêtait au milieu de la pièce, les pieds joints, le tronc penché en arrière, la tête sur la nuque et le doigt pointé ; il buvait un verre, goûtait un canapé, se penchait sur son interlocuteur, lui touchait l'épaule du bout de l'index et du majeur ; murmurait à son oreille, pointait l'index droit de manière incisive, gesticulait avec véhémence, relevait son visage couvert de barbe et ouvrait la bouche montrant ses dents courtes et blanches, comme si l'impact d'une idée exigeait de remplir à nouveau ses poumons ; il fixait son interlocuteur de ses petits yeux brillants, comme s'il voulait absorber toutes les informations transmises. Il fallait beaucoup d'agilité pour suivre son raisonnement.
 
En plus de sa mémoire prodigieuse, il avait une capacité enviable d’effectuer mentalement des opérations mathématiques compliquées, comme s'il faisait fonctionner un ordinateur dans son cerveau. Il aimait qu'on lui raconte des anecdotes et des histoires, qu'on lui décrive des processus de production, qu'on lui fasse le portrait de politiciens étrangers. Mais il ne permettait pas que l’on envahisse sa vie privée, qui était sous bonne garde. À moins que l'intérêt ne soit lié à sa seule passion : la Révolution cubaine.
 
Toujours entouré des membres attentifs de sa sécurité personnelle, Fidel savait qu'il n'était pas seulement la cible des attentions de ses admirateurs.
 
Pendant douze ans, entre 1960 et 1972, des mafieux comme Johnny Roselli et Sam Giancana, désireux de récupérer leurs casinos expropriés par la Révolution, tentèrent de l'assassiner en collusion avec la cia.
 
En dépit de tout, il survécut. Et il est mort à l'âge de 90 ans, paisiblement, dans son lit, entouré de sa famille.