Allocutions et interventions

INTERVENTION DE FIDEL CASTRO RUZ À LA PREMIÈRE SÉANCE DE TRAVAIL DU SOMMET DES CHEFS D'ETAT ET DE GOUVERNEMENT DE L'ASSOCIATION DES ETATS DES CARAïBES (AEC). SAINT-DOMINGUE (RÉPUBLIQUE DOMINICAINE), LE 17 AVRIL 1999

Date: 

17/04/1999


Puisque vous me le demandez, ou que vous me posez la question, et bien que je n'aie pas encore pu faire une synthèse de tout ce dont on a parlé ici, je vais dire un certain nombre de choses, en vous promettant d'être bref (rires).

Je réfléchissais, tandis que les autres collègues parlaient, au sujet de la diversité de circonstances qui entourent l'histoire, la vie et les intérêts de tous les pays réunis ici, et je me rendais compte combien il est difficile de trouver un langage commun.

Il me semblait qu'il fallait éclaircir peu à peu des concepts pour savoir ce que signifie pour chacun de nous la ZLEA, l’ALENA, l'Initiative pour le Bassin de la Caraïbe, l'ACP, Lomé.

J'ai parfois l'impression que nous sommes des gens debout au coin de la rue, que nous souhaitons aller quelque part et que nous prenons le premier bus qui passe, un jour telle route, le lendemain, telle autre, et que nous avançons comme ça dans tous les sens.

Il y a des heurts d'intérêt, c'est incontestable, et nous devons commencer par en prendre conscience. Et certains de ces heurts d'intérêt sont apparus ici.

Nous n'avons pas une vision claire du monde à venir. Par exemple, que signifie pour nous, vraiment, l'OMC ? Tout le monde voulait, certes, une organisation mondiale du grand commerce, et ce mouvement a même pris son élan à La Havane, voilà bien des années.

Quelle est ma vision actuelle de l'OMC ? Eh bien, je la vois - et je vais être très franc - comme un redoutable instrument de recolonisation et d'exploitation du monde. Comment justifier une politique qui vise à liquider les modestes préférences dont jouissent à grand-peine soixante-dix pays de Lomé ? Parce que, en tant que pays de la famille du tiers monde, je ne me soucie pas seulement de nos problèmes à nous, dans la Caraïbe et en Amérique latine, je m'inquiète aussi de ceux d'Afrique et d'autres parties du monde, parce que nous faisons partie de ce monde mondialisé et que notre sort ne peut se jouer en marge de celui que courent tous ces pays-là.

Pourquoi arracher du jour au lendemain les moyens de vie de nombreuses petites économies de la Caraïbe qui se maintiennent grâce à la banane, au profit d'une grande transnationale nord-américaine ? Car, comme tout le monde le sait, c'est elle qui a inspiré cette réclamation devant l'OMC : les Etats-Unis ne produisent pas de bananes et n'en exportent pas, ils en sont tout simplement de gros importateurs, et au moindre coût possible.

Je sais que le Guatemala cultive des bananes, et le Honduras, et l'Equateur aussi, le Mexique et d'autres. J'ai pensé bien souvent, sur cette question, à la position que nous devions adopter, nous, les Cubains, qui faisons partie de la famille latino-américaine. Et je n'ai pas hésité, en y pensant bien, à soutenir la position de la Caraïbe. Est-ce que cela veut dire que nous nous éloignons des pays centraméricains, ou que nous en ignorions les intérêts ? Non, absolument pas. Mais il y a là de toute évidence un conflit d'intérêts.

Compte tenu du fait que ces îles de la Caraïbe n'exportent, certaines plus et d'autres moins, que 1,5 p. 100 - si je ne me trompe pas, mais c'est peut-être moins - de la banane consommée dans le monde, je me demande pourquoi ceci doit devenir une pomme de la discorde. Ce sont des intérêts conciliables. Nous pouvons et nous devons aider les pays centraméricains dans bien des choses, dans bien des aspects. Nous-mêmes, par exemple, nous les soutenons dans cette idée d'un développement intégral de type économique, de type social, et nous les soutenons dans cette lutte pour l'annulation de la dette extérieure, et nous exigeons que le monde développé apporte toutes les ressources dont a besoin l'Amérique centrale après l’ouragan. Nous connaissons sa situation, nous savons son besoin d'un développement intégral, pas seulement économique, mais aussi social et humain.

Nous pouvons aider les Centraméricains dans bien des choses, parce que nous avons des intérêts communs. Il me semble que ce conflit est un conflit soluble. La participation relative des pays caribéens est infime, et leurs terres sont limitées. Et puis, quand je pense que deux ou trois grandes transnationales nord-américaines contrôlent le commerce de la banane dans le monde, je me demande de quel droit il faut sacrifier des dizaines de familles qui, comme je l'ai vu à la Jamaïque et dans d'autres pays caribéens, cultivent deux ou trois hectares de bananes ! Quand l'OMC prend une décision de ce genre, où est donc l'analyse de type humain ? Quand je me rends compte qu'on va liquider les préférences de Lomé, je suis horrifié, parce que de quoi va vivre l'Afrique ? Comment peut-on lui arracher ces préférences ? Je crois que ce n'est pas le chemin à suivre. Il faut exiger des ressources, il faut nous unir pour réclamer, pour dénoncer, pour exprimer les réalités du monde où nous vivons.

Combien dépense-t-on en armes ? Combien dépense-t-on en luxes ? Combien dépense-t-on en porte-avions, en cuirassés, en avions, en missiles, en conquête de l'espace, etc., etc ? Et combien dépense-t-on en revanche pour le développement ?

Les pays industrialisés - Leonel [Fernández, le président de la République dominicaine] le signalait - cherchent leurs propres intérêts. Il a parlé des questions relatives aux zones franches, aux industries de sous-traitance. Et c'est vraiment cela qui les intéresse pour l'essentiel. De mon point de vue, ces pays-là veulent convertir le tiers monde en une grande zone franche, où ils n'aient à payer que les salaires, et de bas salaires, encore, et même pas d'impôts, parce qu'ils réclament des exemptions ! Ils nous font rivaliser les uns avec les autres, pour voir lequel de nous donne le plus de facilités et fait payer le moins d'impôts. Eh bien, ce sont là des intérêts communs non seulement aux pays du Bassin de la Caraïbe, mais encore à tout le tiers monde.

Je pense donc que, malgré ces différences d'intérêts qui peuvent exister, ou de situations, ou d'histoire, le mieux que nous puissions faire est justement ce que nous sommes en train de faire : nous réunir, discuter.

J'ai pu me rendre compte à l'île Margarita qu'il y avait un problème dans la Caraïbe. En voyant les efforts qu'a réalisés la République dominicaine avec les pays centraméricains,

je me suis rendu compte que ceux-ci et la Caraïbe se sentaient vraiment abandonnés des dieux.

On parlait du MERCOSUR. Une excellente idée à laquelle nous applaudissons. D'un effort vis-à-vis du Pacte andin. Pour moi, il est on ne peut plus clair que l'Amérique du Sud toute entière doit s'unir, et je demande à tout bout de champ aux dirigeants - pas seulement aux dirigeants des pays, mais aussi à ceux des organismes internationaux - quand est-ce qu'ils vont s'unir et quels sont les obstacles qui entravent l'union du MERCORSUR et du Pacte andin.

J'ai affirmé vraiment à de nombreux amis d'Amérique du Sud - Chávez [le président du Venezuela] le sait, le président Pastrana [de Colombie] le sait, le président brésilien le sait - que la Caraïbe et l'Amérique centrale se sentaient oubliées, et je m'en suis rendu compte à la réunion de l'île Margarita, quand nous sommes restés seuls, et que le président de Porto Rico a pris la parole pour dire ce qu'il était en train de se passer. (Quelqu'un lui dit qu'il s'agit du Costa Rica.) Oui, c'était le Costa Rica. Si seulement nous pouvions dire aussi Porto Rico, qui est aussi latino-américain que n'importe lequel d'entre nous et aussi caribéen que n'importe lequel d'entre nous, même si nous savons pour quelles raisons il ne peut participer à cette réunion !

Je vous disais donc : on ne peut oublier la Caraïbe; on ne peut oublier l'Amérique centrale. Je ne pensais pas à Cuba. Voilà belle lurette que Cuba est oubliée ! Voilà plus de quarante ans. Avant, nous étions déjà oubliés, et maintenant nous le sommes tout autant, mais différemment, parce que nous sommes devenus vraiment indépendants, vraiment maîtres de notre pays. Et telle est la raison pour laquelle nous avons été expulsés de l'OEA voilà presque quarante ans, et telle est la raison pour laquelle il y a des mots ici que je ne comprends pas et dont j'ignore même le sens. Par exemple, que signifie Banque mondiale pour Cuba ? Que signifie Banque interaméricaine, que gouverne notre si grand ami, Iglesias ? Que signifie pour Cuba Sommet des Amériques ? C'est quoi, ça ? Vous devez en savoir un petit peu plus que moi de tout ça, parce que, pour une raison ou pour une autre - peut-être parce que vous êtes bien meilleurs que nous tous, et plus saints que nous tous, et que vous n'êtes pas surgis du fin fond de l'enfer - vous savez au moins ce que c'est que le Sommet des Amériques et quelques-unes de ces choses-là. Nous, nous l'avons quasiment oublié.

La ZLEA ? Qu'est-ce que la ZLEA pour Cuba ? Je remercie infiniment Patterson [le premier ministre de la Jamaïque] d'avoir rappelé quelque chose dans un langage très subtil, très prudent et très discret, quand il a dit : «Pourquoi quelques-uns doivent-ils être exclus ?» En fait, ce n'est pas quelques-uns, la seule erreur est de parler au pluriel, il n'y a qu'un seul exclu (rires), et c'est Cuba !

Mais, heureusement, nous avons appris dans notre malheur à nous débrouiller avec ce que nous avons, à vivre modestement, mais dans une grande dignité, à répartir ce que nous avons entre nous, et un peu du peu que nous avons à le répartir entre les autres, si possible.

Voilà pourquoi, quand on parlait ici de cyclones et d'autres choses de ce genre, je me suis rappelé l'histoire des derniers mois, l'effort que notre petit pays en butte au blocus a consenti pour contribuer à faire face aux séquelles causées par les ouragans. Et je ne veux pas en parler. À quoi bon ? Je ne veux pas faire de la publicité pour Cuba, tant s'en faut. Nous oeuvrons en silence. Non seulement par rapport à des questions qui finissent par se connaître, mais aussi dans nos conversations avec des Européens, avec des dirigeants nord-américains, parce que, malgré tout, certains nous rendent visite, vous comprenez ?, et des personnes prestigieuses, intelligentes. Et je leur parle de tout. Je peux leur parler depuis les problèmes du monde et la situation réelle de celui-ci jusqu'à la possibilité que toutes ces bourses de valeurs super-enflées se dégonflent un jour et qu'il survienne une catastrophe aux Etats-Unis pire que celle de 1929. Si vous faites des calculs mathématiques, vous ne pouvez tirer que cette conclusion. Ça va exploser un jour, et il faut y penser aussi.

Je peux leur parler tout aussi bien de n'importe quel conflit, de la situation de la Russie, par exemple, leur demander pourquoi donc ils veulent conduire ce pays à une explosion, ou leur rappeler que l'Occident en a soutiré 300 milliards de dollars dont on sait où ils sont placés, et l'Europe le sait, même si elle n'en parle jamais. Et pourtant, l'Occident marchande un crédit de 20 milliards, qui est une goutte d'eau dans une piscine quand on connaît - comme je la connais - la situation russe qui a propulsé la crise qui s'est déclenchée ensuite dans le Sud-Est asiatique. La crise avait commencé par le Mexique et on avait pu la contenir au prix de grands efforts. Et elle a touché après la Russie.

Quand j'ai prononcé un discours ici-même, à Saint-Domingue, à l'université, l'an dernier, j'avais dit aux étudiants que l'économie russe allait exploser. C'était le 19 août, je crois. Je ne savais pas qu'elle était justement en train d'exploser, je ne l'ai su que quelques jours après, avec le traumatisme que ça a produit, la panique, la chute de 512 points en un seul jour du fameux indice Dow Jones des Etats-Unis, si bien que le Fonds monétaire et la Banque mondiale ont pris peur. Et vous savez tous, bien entendu, qu'ils ont fait leur autocritique pendant la réunion des 5 et 6 octobre à New York, ceux du Fonds monétaire international, et les protestations de la Banque mondiale au sujet de sa contribution au développement social. Vous connaissez tous ça. Après, la menace a commencé à peser sur le Brésil et sur le reste de l'Amérique latine.

Pour ne pas en dire plus, je ne crois à absolument aucun des préceptes du catéchisme du Fonds monétaire international. C'est la ruine !

J'écoutais parler le président du Costa Rica, qui est économiste et qui se plaignait de la diminution des réserves. Ce n'est pas une diminution, non : elles s'envolent du jour au lendemain ! Des pays comme la Malaisie, qui en possédaient 40 milliards, les ont vu s'envoler en deux jours et ont dû se rebeller. Et les réserves de l'un de ces très fameux tigres, la Corée, ont disparu en quelques minutes, et celles de la Thaïlande, pareil. Et celles du Brésil auraient disparu aussi si l'Occident et les Etats-Unis ne s'étaient pas rendus compte que ça allait être alors le début de la fin et s'ils n'avaient pas volé à son secours. En fin de compte, vous savez ce qu'il est arrivé : les réserves ont quand même diminué de moitié, de 70 milliards à 35 milliards. Autrement dit, l'argent fourni par toutes les privatisations, celles du téléphone, des grands gisements de minerais - qui étaient d'ailleurs des entreprises rentables - a disparu en trois semaines.

Voilà les vérités de ce monde-ci. Personne n'est sûr de ce qu'il va se passer. Leonel parlait des industries haute technologie. Le hic, c'est que, pour prendre un exemple, ces industries développées par les pays du Sud-Est asiatique ont vu chuter en quelques jours les prix des puces d'ordinateurs de 2 dollars à 10 centimes, parce que tout le monde s'est mis à fabriquer des ordinateurs, des téléviseurs et même des voitures, comme si la capacité de production existante ne suffisait pas.

Tu [il se réfère à Leonel] as bien fait de te demander où se trouvaient les clients. Tout à fait juste : on nous fait produire des jeans, des chaussures et de ces trucs artisanaux, parce qu'il faut beaucoup de main-d'oeuvre. Oui, mais les clients, personne ne sait où ils sont.

Des jeans, on peut en produire 40 milliards. Il n'y a aucun ordre dans l'économie mondiale. Je ne sais pas si le Fonds monétaire ou quelqu'un aurait dû avoir fait quelque chose, ou s'il y aura un jour une certaine coordination, mais, en tout cas, le développement mondial est aujourd'hui le chaos, l'anarchie. On fait produire à tout le monde des jeans, jusqu'à 40 milliards de paires. Mais il va leur en rester 30 milliards sur les bras, parce que les Africains ne peuvent pas porter de jeans ni se servir d'ordinateurs, comme le rêve Clinton.

Il l'a dit à l'OMC, et je l'ai écouté assis à quelques mètres. Il m'a rappelé Karl Marx (rires). Vous savez pourquoi ? Parce que Karl Marx rêvait d'une seule classe, et Clinton, aussi. Oui, mais Marx rêvait d'une classe de travailleurs, et Clinton, lui, rêve d'un monde converti en une classe moyenne, dans le style Californie, Los Angeles, San Francisco : tout le monde avec son ordinateur, deux voitures, une villa, cinq téléphones... Quand on sait que Tokyo ou Manhattan compte plus de téléphones que toute l'Afrique avec ses 700 millions d'habitants, et que sans téléphones, il n'y a pas d'ordinateurs ni d'Internet !

En Amérique latine, seules 2 p. 100 des personnes ont accès à l'Internet. C'est juste bon pour les riches. Et quand allons-nous le voir, ce monde-là ?

Le président du Niger a visité tout récemment notre pays - il est décédé, malheureusement, ou alors il a été tué voilà à peine quelques jours, par accident ou on ne sait pas encore trop comment - et il m'a dit que le taux de mortalité infantile dans son pays la première année était de 213 décès pour 1 000 naissances vivantes. Incroyable ! Certains de vous comprendront, ou plutôt vous comprendrez tous, dans une plus ou moins grande mesure, ce que signifie une mortalité pareille. Mais ce n'est pas tout : un taux d'analphabétisme de 87 p. 100, un taux de couverture scolaire de seulement 16 p. 100. Quand les Nigériens vont-ils donc apprendre à communiquer par téléphone, à utiliser l'Internet et à se convertir tous en classe moyenne ?

Je demande de temps à autre à certains des pays riches : comment va-t-on régler le problème du sida en Afrique, où, rien que pour faire survivre quelques années de plus les sidéens, il faut 300 milliards de dollars par an compte tenu des prix des médicaments aux Etats-Unis ? Ça, c'est encore un luxe de riches.

Avant, à Cuba, on disait : luxe de Blancs. Mais aux Etats-Unis, qui sont riches, les Noirs n'ont pas ces facilités-là, ni les Indiens, ni les métis. Non, c'est uniquement pour les riches. Ce sont des rêves de riches, tout comme la conquête de Mars et tout le reste, alors que beaucoup de nos gens n'ont même pas une petite école...

Voilà la situation au Niger. Et Cuba lui a proposé un programme d'aide sanitaire, de même qu'elle l'a proposé à toute une série des pays les plus pauvres de l'Afrique de l’Ouest, parce que nous voulons prouver tout ce que l'on peut faire avec des ressources humaines. Nous n'avons pas d'argent, ne nous demandez pas dix dollars, parce que je vous assure que nous ne pouvons pas vous les prêter, mais nous avons un certain capital humain grâce auquel nous pouvons coopérer avec les pays des Caraïbes, d'Amérique centrale, mais aussi avec d'autres parties du monde que nous ne pouvons pas oublier et auxquelles nous devons être unis.

Nous nous réunissons ici, et les Centraméricains se disputent avec les Caribéens pour la question de la banane, et les Latino-Américains se disputent avec le reste des pays qui appartiennent à la Convention de Lomé, parce que l'OMC supprime toutes les préférences. Alors, que nous reste-t-il donc ?

Les pays riches donnent toujours moins pour le développement. On avait parlé de 0,7 p. 100 à d'autres époques heureuses, de guerre froide et de compétition. Mais tout ceci a disparu, et on ne parle plus maintenant de 0,8 p. 100, ou de 0,7, ni même de 0,5. Ils ne donnent que 0,4 p. 100. Et celui qui donne le moins est le plus riche de tous, les Etats-Unis, qui n'apportent que 0,1 ou 0,2 p. 100. Voilà la vérité. Pendant ce temps, la spéculation gonfle à un tel point que l'achat et la vente de monnaies atteignent au bas mot un billion de dollars par jour. De la spéculation avec les monnaies, de la spéculation avec les actions, de la spéculation avec tout.

Tu [il se réfère au président dominicain] as parlé de casino. Eh bien, oui, ce monde-ci est un vrai casino, et un chaos. Et je ne le dis pas pour décourager qui que ce soit ici, tant s'en faut. Je veux simplement dire que nous devons commencer au moins par nous réunir pour travailler ensemble, pour mieux voir.

A chacune de ces réunions, je vois mieux, j'apprends, j'écoute, je vois les problèmes, les préoccupations, les points de vue. Et il faut crier tout haut que nous devons nous unir, non seulement entre nous qui sommes de la Caraïbe et de l'Amérique centrale, mais aussi avec ceux d'Amérique du Sud, car ils en ont besoin, eux, autant que nous. Ils ont beau être presque tous grands et avoir de meilleures économies, ils ne sont rien à côté des géants riches des points de vue de la technologie et des ressources financières. Nous devons nous unir. Et il faut donner toute l'importance requise à la prochaine rencontre de Rio avec l'Europe. Je crois que c'est un grand pas en avant que celle-ci se soit souvenue de nous et nous pouvons chercher au moins une meilleure marge de manoeuvre, sans ne plus dépendre que de notre voisin du Nord. Cela a une importance énorme et je crois vraiment, Leonel, que si nous accordons ici la formation de groupes de travail qui commencent à travailler intensément pour préparer des positions communes de l'Amérique centrale, de la Caraïbe et de l'Amérique du Sud en vue de la réunion avec l'Union européenne, ce serait la meilleure chose que nous puissions faire d'ici juin - ou juillet, je ne sais pas quand se tiendra la réunion qui a été changée de date à plusieurs reprises.

Ce sera un moment historique quand nous pourrons nous réunir tous avec l'Europe, parce que celle-ci se sent aussi menacée. Elle a fait la guerre pendant cinq cents ans, mais elle s'unit maintenant parce qu'elle ne peut pas vivre séparée. Même la Suisse, qui est si individualiste, si indépendante, veut rejoindre l'euro et s'intégrer à l'Union européenne. Ces pays-là, qui sont richissimes, ne pourraient pas survivre au siècle prochain s'ils ne s'unissent pas. Et c'est une grande leçon. Je ne veux pas m'étendre davantage, je tiens juste à vous dire que j'ai vraiment écouté avec beaucoup d'attention et d'intérêt tout ce qu'on a dit ici, et je crois que chacun a dit quelque chose d'intéressant.

Et je crois que vous serez d'accord avec moi que s'il y a quelque chose qui mérite une reconnaissance spéciale et qui a été un motif de joie, c'est bien la présence du président vénézuélien, Hugo Chávez, qui, poussé par une mer de peuple, est décidé à changer les conditions de vie de son pays, un pays qui pourrait vraiment être aujourd'hui plus développé que la Suède, parce qu'il a bien plus de ressources qu'elle, il a du talent, il a des universités. Et le président sait très bien - et nous le savons tous - que le taux de pauvreté critique au Venezuela dépasse 80 p. 100, que les couches moyennes n'avancent pas vers la standardisation, que le type C des classes moyennes est entré dans le secteur des couches pauvres. Des choses incroyables. Et il veut changer tout ça. Et ce qu'il a dit m'a semblé très noble, très salutaire, très spontané.

Chávez a parlé hier de quelque chose et il m'en a touché deux mots. Nous n’avions jamais dit un mot de cela, nous n’avons jamais rien demandé, parce que nous n’aimons pas demander, je vous le dis en toute franchise. Nous nous sommes accoutumés à ne rien recevoir, à vivre dans l'isolement, dans l'apartheid, et, de plus, à tenter de remplir nos devoirs moraux envers autrui, conscients que nous faisons partie de l'espèce humaine.

Quelqu'un a rappelé que Martí avait déclaré que la patrie est l'Amérique latine. Martí a dit plus, il a dit : la patrie, c'est l'humanité, un concept bien plus vaste.

Le jeune président vénézuélien est un bolivarien convaincu, et il a reflété ici cette pensée. Mais il m'a dit hier... S'il me donne la permission, je le dis, sinon, je me tais (rires). Puisque tu l'as dit, toi, je me sens en droit de le dire à mon tour. Il a dit qu'il voulait inclure d'autres pays - je ne sais pas lesquels, je suppose que ce sera un certain nombre... En tout cas, il voulait que Cuba bénéficie des mêmes avantages que les pays inclus dans l'Accord de San José. Je suis resté admiratif, étonné, touché, parce que je n'aurais jamais eu l'idée, vraiment, de lui demander quelque chose comme ça (applaudissements).

Et je dis plus : que Cuba soit le dernier pays pour lequel il se préoccupe. Si d'autres ont moins de ressources que Cuba dans la Caraïbe, donnez-leur la priorité et laissez Cuba en dernier, tout simplement, quand les cours du pétrole auront remonté et que vous serez dans de meilleures conditions. Nous sommes prêts à attendre, ça fait quarante ans que nous attendons, Chávez, mais ton idée nous touche, et je suis sûr que tout le monde ici va la recevoir avec beaucoup de plaisir.

Mais j'ai bien observé, ça fait quarante ans que j'observe. J'ai au moins le privilège de la stabilité (rires). Au mieux, Patterson l'a aussi, et en Europe, Thatcher l'a eu pendant quinze ou seize ans, et Kohl en était déjà à seize et il en voulait vingt (rires). Moi, vraiment, je ne veux rien; c'est le destin qui m'a donné un travail et je l'ai suivi, tant qu'il y aura consensus là-dessus, qui est le principe démocratique essentiel. Quiconque n'a pas le consensus du peuple et le soutien du peuple ne doit occuper aucun poste ni aucune responsabilité, vraiment. Je pense donc que d'autres sont aussi restés longtemps.

Moi, on me critique parce qu'on m'a mis là, ou que je m'y suis mis moi-même sans le vouloir, allez savoir, parce que nous avons eu l'idée de faire une révolution aux portes des Etats-Unis et que nous avons livré une lutte très dure. La stabilité nous a servi à survivre. Mais quand mes compagnons, en premier lieu, le décideront, ou alors quand je ne pourrai plus, vous pouvez être sûrs que je ne vous ennuierai plus ici. Au mieux, je viendrai peut-être comme invité quasi oublié, comme ça arrive d'ordinaire quand on abandonne les charges et tout le reste. En tout cas, vous les récompensez toujours par un petit applaudissement (rires), je l'ai bien remarqué, et c'est pourquoi nous avons applaudi ici le Salvadorien, et avec beaucoup de plaisir. Lui, il ne m'applaudit jamais, savez-vous (rires) ?, mais moi je l'applaudis toujours. On ne perd rien à être poli, et il faut se battre pour l'unité et toutes ces choses-là.

Je tiens à le dire : j'ai beaucoup apprécié l'idée de créer une université pour la Caraïbe au Venezuela. Comme ça, nous en aurons deux, Chávez, et tu peux compter sur notre collaboration. Nous, nous avons mis les universités de Cuba au service de la Caraïbe, dont les dirigeants savent qu'il n'y a pas de plafond au nombre d'ingénieurs, d'architectes, de médecins qu'ils veulent former.

En quelques semaines après les ouragans, nous avons créé une école de médecine latino-américaine, qui compte déjà presque mille étudiants. Quand les cours commenceront en septembre, elle comptera environ 1 800 étudiants latino-américains, sans parler de ceux d'Haïti. Dans ce cas-là, parce que plusieurs langues compliquent les choses, nous allons créer une autre école pour Haïti dans la région la plus proche de ce pays, tout à l'est, où les étudiants devront apprendre d'abord l'espagnol.

Les Caribéens se trouvent dans presque toutes les universités de notre pays et sans plafond. Et cette idée de Chávez me réjouit infiniment, parce qu'il connaît l'importance du capital humain, de la formation pour parvenir à occuper une place dans le monde à notre époque.

Je remercie aussi beaucoup Patterson de ses souvenirs et de ses mots, que j'ai écoutés avec beaucoup d'intérêt.

Et je vous remercie tous infiniment d'avoir eu la patience de m'écouter.

Je vous remercie. (Ovation.)

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