Entretiens avec Fidel Castro : les dangers d’une guerre nucléaire
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Michel Chossudovsky. Je me sens très honoré d’avoir l’occasion d’échanger avec vous sur des questions si fondamentales, qui concernent la société humaine dans son ensemble, et sur la notion que vous avez présentée dans vos dernières Réflexions, la menace qui pèse sur l’Homo sapiens, et qui me semble essentielle.Alors, quelle est donc cette menace, ce danger de guerre atomique et la menace qui pèse sur les êtres humains, sur l’Homo sapiens ?
Fidel Castro Ruz. Depuis bien longtemps, des années, dirai-je, mais surtout depuis plusieurs mois, je m’inquiète de l’imminence d’une guerre dangereuse qui se convertirait vite en guerre nucléaire.
Avant, j’avais axé mes efforts sur l’analyse du système capitaliste en général, sur les méthodes que la tyrannie impériale a imposées à l’humanité. Les USA violent dans le monde les droits humains les plus élémentaires.
Fidel Castro Ruz. Depuis bien longtemps, des années, dirai-je, mais surtout depuis plusieurs mois, je m’inquiète de l’imminence d’une guerre dangereuse qui se convertirait vite en guerre nucléaire.
Avant, j’avais axé mes efforts sur l’analyse du système capitaliste en général, sur les méthodes que la tyrannie impériale a imposées à l’humanité. Les USA violent dans le monde les droits humains les plus élémentaires.
Fidel Castro Ruz. Pendant la Guerre froide, on ne parlait pas de guerre, ni des armes atomiques ; on parlait d’une paix apparente, censément garantie entre l’URSS et les USA, selon la fameuse théorie de la « destruction mutuelle garantie », et il semblait que le monde allait jouir des délices d’une paix prolongée pour une durée illimitée.
Michel Chossudovsky. La fin de la Guerre froide a mis fin à cette notion de « destruction mutuelle » et la doctrine nucléaire a été reformulée. En fait, personne ne pensait à une guerre atomique pendant la Guerre froide. Il existait un danger, bien entendu, comme l’a même dit Robert McNamara à un moment donné… Mais la doctrine nucléaire a été reformulée à partir de la fin de la Guerre froide et surtout à compter du 11 septembre.
Fidel Castro Ruz. Vous m’avez demandé quand j’ai commencé à me rendre compte du danger imminent de guerre atomique. Je vous l’ai dit : voilà à peine six mois. L’un des faits qui a le plus attiré mon attention à cet égard est le torpillage du Cheonan durant des manœuvres militaires, le meilleur navire de la marine sud-coréenne, dernier cri. C’est ces jours-là que j’ai trouvé sur le site Global Research l’article de ce journaliste qui offrait une information claire et vraiment cohérente du torpillage du Cheonan, qui ne pouvait pas être l’œuvre d’une torpille lancée par un sous-marin nord-coréen vieux de plus de soixante ans, de fabrication soviétique, alors que le Cheonan n’avait pas besoin d’être doté d’appareils de pointe pour le repérer au cours de manœuvres conjointes avec les bâtiments les plus modernes des USA !
Cette provocation contre la République populaire et démocratique de Corée s’ajoutait à mes inquiétudes déjà plus anciennes au sujet d’une agression contre l’Iran dont je suivais de près l’évolution politique. Je savais parfaitement ce qu’il s’était passé dans les années 50 quand l’Iran avait nationalisé les biens de British Petroleum, qui s’appelait alors Anglo Persian Oil Company.
C’est le 9 juin dernier que les menaces contre l’Iran deviennent à mes yeux totalement réelles, quand le Conseil de sécurité adopte la Résolution 1929 qui condamne ce pays pour ses recherches dans le domaine atomique et pour avoir produit une petite quantité d’uranium enrichi à 20 p. 100, et l’accuse de constituer une menace pour le monde. On connaît les positions de chaque membre du Conseil de sécurité : 12 voix pour, dont les 5 à droit de veto, 1 abstention et 2 contre, le Brésil et la Turquie. Une fois cette résolution adoptée, la plus agressive de toutes, un porte-avions étasunien dans le cadre d’un groupe de combat et un sous-marin atomique franchissent presque aussitôt le canal de Suez avec la coopération du gouvernement égyptien, et sont ensuite rejoints par des bâtiments israéliens dans le golfe Persique et dans les eaux avoisinantes.
Les sanctions imposées à l’Iran par les USA et leurs alliés de l’OTAN sont absolument abusives et injustes. Et je ne comprends pas pourquoi la Russie et la Chine n’ont pas mis leur veto à cette dangereuse Résolution 1929 du Conseil de sécurité des Nations Unies. De mon point de vue, ça a compliqué terriblement la situation politique et met le monde au bord de la guerre.
Je me suis souvenu des attaques israéliennes contre des centres de recherche atomique de pays arabes : d’abord, en Iraq en juin 1981, sans demander la permission à personne, sans en parler à personne, et l’Iraq a accusé le coup ; ensuite, en 2007, contre un centre de recherche en chantier en Syrie. Dans ce dernier épisode, il y a quelque chose que je ne comprends pas : la tactique, autrement dit les raisons pour lesquelles la Syrie n’a pas dénoncé cette attaque israélienne contre un centre de recherche où elle travaillait incontestablement à quelque chose avec la coopération de la Corée du Nord, quelque chose de légal…
J’avoue franchement ne pas comprendre. Il aurait été important de dénoncer cette attaque. Ce sont là deux précédents très importants.
Il y a bien d’autres raisons, à mon avis, pour penser qu’on tentera de faire pareil contre l’Iran, autrement dit de détruire ses centres de recherche ou ses centres de production d’énergie. Le résidu de l’uranium utilisé dans la production d’électricité, c’est, on le sait, le plutonium.
Michel Chossudovsky. Il est vrai que cette Résolution du Conseil de sécurité annule en quelque sorte le programme de coopération militaire que la Russie et la Chine ont avec l’Iran, en particulier celui de la Russie au système de défense antiaérienne, avec le système S-300.
Juste après cette décision du Conseil de sécurité entérinée par la Chine et la Russie, le ministre russe des affaires étrangères a dit : « Nous avons approuvé cette Résolution, mais ça ne va pas interrompre notre coopération militaire avec l’Iran. » C’était en juin. Mais quelques mois après, Moscou a confirmé que cette coopération militaire serait interrompue, si bien que l’Iran se retrouve dans une situation très grave parce qu’il a besoin de la technologie russe pour maintenir sa sécurité, sa défense antiaérienne.
Mais toutes les menaces à la Russie et à la Chine visent à ce que ces deux pays ne se mêlent pas de l’Iran, autrement dit qu’en cas de guerre, ils n’interviennent absolument pas, après avoir suspendu leur coopération militaire. C’est là une manière d’étendre la guerre au Moyen-Orient sans confrontation avec la Russie et la Chine. Je crois que c’est un peu le scénario actuel.
Les menaces envers la Russie et la Chine sont multiples aux différentes frontières. Le fait que les frontières de Chine soient militarisées, la mer au sud de la Chine, la Mer jaune, la frontière avec l’Afghanistan, le détroit de Taïwan, tout ceci est en quelque sorte une menace pour dissuader la Chine et la Russie de jouer un rôle de puissances dans l’arène géopolitique mondiale et pour préparer le terrain et le consensus en vue d’une guerre contre l’Iran, qui devrait se battre alors que son système de défense antiaérienne est affaibli… En anglais, il existe une expression : a sitting duck, qui veut dire littéralement « un canard assis » et au figuré : une cible facile. Disons donc que l’Iran est une cible facile compte tenu de ses possibilités de défense antiaérienne,
Fidel Castro Ruz. À mon avis modeste et serein, il aurait fallu bloquer cette Résolution.
Ça a tout compliqué à plusieurs égards. Sur le plan militaire, comme vous l’avez expliqué, les Russes s’étaient engagés à livrer des S-300 à l’Iran et avaient signé des contrats. Ce sont des armes antiaériennes très efficaces. Ensuite, il y a les livraisons de carburant qui sont très importantes pour la Chine, parce que c’est un pays dont la croissance est la plus forte, et que son économie exige le plus de pétrole et de gaz. Bien qu’il existe des accords avec la Russie de livraisons de pétrole et de gaz, que la Chine développe aussi l’énergie éolienne et d’autres formes d’énergie renouvelables, qu’elle possède d’énormes réserves de charbon, son énergie atomique ne croîtra pas beaucoup et ne produira que 5 p. 100 de l’électricité requise, et ce pour bien des années encore, et elle aura donc besoin de beaucoup de gaz et de pétrole, et je ne conçois vraiment pas comment elle pourra obtenir cette énergie et à quel prix si le pays où elle a fait de gros investissements est détruit par les USA !
Mais le risque pire est une guerre de ce genre contre l’Iran. Qui est un pays musulman, qui possède des millions de combattants entraînés et absolument motivés.
L’Iran compte des dizaines de millions de personnes qui ont suivi un entraînement militaire, formés du point de vue politique et entraînés, des millions d’hommes et de femmes entraînés et n’ayant pas peur de mourir. Ce sont des gens qui ne vont pas se laisser intimider et que la force ne va pas faire changer. Par ailleurs, vous avez les Afghans – assassinés par les drones – les Pakistanais, les Iraquiens, qui ont vu mourir de un à deux millions de leurs compatriotes par suite de la guerre antiterroriste engagée par Bush. Vous ne pouvez pas gagner une guerre contre le monde musulman. C’est insolite ! C’est de la folie !
Michel Chossudovsky. Et c’est tout à fait vrai : ses forces classiques sont énormes. L’Iran peut mobiliser du jour au lendemain plusieurs millions de soldats à la frontière iraquienne, à la frontière afghane, et même s’ils mènent une guerre type blitzkrieg, les USA ne pourront pas éviter une guerre classique tout près de leurs bases militaires dans la région.
Fidel Castro Ruz. Cette guerre classique, ils la perdraient. Personne ne peut gagner une guerre classique contre des millions de soldats et de personnes. La population de tout un pays ne va pas se concentrer à un endroit pour que les Étasuniens la tuent !
J’ai été guérillero, et je me rappelle avoir dû beaucoup penser à la manière dont il fallait utiliser nos forces, et je n’aurais jamais commis l’erreur de les concentrer, parce que plus vos forces sont concentrées et plus les armes de destruction massive vous causeront de pertes.
Michel Chossudovsky. Vous avez dit que l’appui de la Chine et de la Russie à la Résolution 1929 au Conseil de sécurité était très important, car elles se font du tort à elles-mêmes. D’abord, la Russie ne peut plus exporter d’armes, qui sont sa principale source de devises, d’autant que l’Iran était l’un des principaux acheteurs. Ça revient donc à tarir une entrée de devises importante qui soutient l’économie de consommation et les besoins de la population russe.
Vous avez aussi signalé à quel point la Chine a besoin de l’énergie pour sa croissance économique. En fait, que la Chine et la Russie aient rejoint le consensus au Conseil de sécurité veut dire en quelque sorte : « Nous acceptons que vous tuiez notre économie, que vous interrompiez nos accords commerciaux avec un pays tiers. » C’est très grave. Le tort n’est pas seulement contre l’Iran, mais aussi pour ces deux pays. Je ne suis pas un homme politique, mais je suppose qu’il a dû y avoir de terribles divisions au sein des dirigeants russes et chinois pour que ces deux pays acceptent de ne pas opposer leur veto au Conseil de sécurité.
Des journalistes russes m’ont dit que ce n’est pas là un consensus du gouvernement en tant que tel, mais une ligne de conduite. Mais des gens au gouvernement ont d’autres points de vue sur les intérêts de la Russie et sur son attitude au Conseil de sécurité. Comment voyez-vous ça ?
Fidel Castro Ruz. Comment je vois la situation générale ? Si les USA font le choix de la guerre classique en Iran, ils la perdront. Et l’alternative de la guerre nucléaire n’en est une pour personne.
Par ailleurs, la guerre atomique se convertirait inévitablement en une guerre atomique mondiale. D’où, à mon avis, la dangerosité de la situation actuelle vis-à-vis de l’Iran, compte tenu des raisons que vous avancez et de bien d’autres données qui me font conclure que la guerre prendrait un caractère nucléaire.
Michel Chossudovsky. Autrement dit, comme les USA et leurs alliés sont incapables de gagner une guerre classique, ils vont recourir à l’arme atomique, mais comme ils ne peuvent pas non plus gagner cette guerre, nous allons tout perdre.
Fidel Castro Ruz. Tout le monde la perdrait. C’est une guerre que nous perdrions tous ! Que gagnerait la Russie à une guerre atomique ? Et la Chine ? Quel caractère aurait cette guerre, comment le monde réagirait-il, quels effets aurait-elle sur l’économie mondiale ? Vous l’avez expliqué à l’Université de La Havane, quand vous avez parlé du système de défense centralisé mis au point par le Pentagone. Ça ressemble à de la science-fiction, ça n’a plus rien à voir avec la Deuxième Guerre mondiale. L’autre point, aussi, est très important : la tentative de convertir les armes atomiques en armements tactiques classiques.
Aujourd’hui même, 13 octobre, j’ai lu dans une dépêche de presse que les habitants d’Hiroshima et Nagasaki protestaient énergiquement devant les essais nucléaires dits subcritiques réalisés par les USA. On les appelle comme ça parce que l’arme atomique est utilisée sans qu’on déploie toute l’énergie que permettrait la masse critique.
La voici. Son titre : « Indignation à Hiroshima et à Nagasaki pour un essai nucléaire des USA. »
Hiroshima et Nagasaki, les deux villes japonaises victime d’une attaque atomique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont déploré aujourd’hui que les USA aient réalisé en septembre dernier un essai atomique dit subcritique, parce qu’il ne déclenche pas de réactions nucléaires en chaîne.
L’essai, le premier de ce genre dans ce pays depuis 2006, a eu lieu le 15 septembre dans un centre du Nevada, aux États-Unis. Selon le journal Japan Times, il a été confirmé officiellement par le département de l’Énergie.
Que dit ce journal ?
« "Je le déplore profondément parce que j’espérais que le président Barack Obama prendrait la tête en vue de l’élimination des armes atomiques", a déclaré aujourd’hui le gouverneur de Nagasaki, Hodo Nakamura, en conférence de presse. »
Vient toute une série de nouvelles à ce sujet.
« L’essai a aussi provoqué des protestations parmi les habitants d’Hiroshima et de Nagasaki, dont celles de plusieurs survivants des bombes atomiques qui ravagèrent ces deux villes en août 1945.
« "Nous ne pouvons pas tolérer cette action des USA qui trahit la promesse du président Barack Obama de progresser vers un monde dénucléarisé", a affirmé Yukio Yoshioka, sous-directeur du Conseil des victimes de la bombe atomique d’Hiroshima.
« Le gouvernement a déclaré qu’il n’avait pas l’intention de protester. »
Il laisse ça au domaine social. On lit ensuite :
« Ceci porte à vingt-six la quantité d’essais atomiques subcritiques réalisés par les USA depuis juillet 1997, date de la première. »
La dépêche ajoute :
« Washington estime que ces essais ne violent pas le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), car ils ne déclenchent pas de réactions en chaîne et ne dégagent donc pas d’énergie nucléaire, de sorte qu’on peut le considérer des essais de laboratoire. »
Les États-Unis disent que ces essais sont indispensables à la sécurité de leur arsenal nucléaire. Comme ils ont de grands arsenaux nucléaires, ils doivent les protéger.
Michel Chossudovsky. Revenons à la menace contre l’Iran. Vous dites que les USA et leurs alliés ne peuvent pas gagner une guerre classique. C’est vrai. Mais l’arme nucléaire pourrait être utilisée en remplacement d’une guerre classique, et ça, c’est de toute évidence une menace à l’humanité, comme vous l’avez souligné dans vos écrits.
Ce qui m’inquiète, c’est de voir se développer, après la Guerre froide, la notion d’arme nucléaire à visage humanitaire, sous prétexte qu’il ne s’agirait pas d’une arme dangereuse pour les civils. Il s’agirait en quelque sorte de changer l’étiquette de l’arme atomique. Selon ces concepts, l’armée nucléaire ne se différencie pas de l’arme classique. Et maintenant, les manuels militaires disent que l’arme nucléaire tactique ne fait pas de mal aux civils. Au point que, dans une situation donnée, ceux qui décideraient d’attaquer l’Iran à l’arme atomique ne se rendraient même pas compte des conséquences que cela pourrait voir pour le Moyen-Orient, l’Asie centrale, mais aussi pour l’ensemble de l’humanité, car ils pourraient dire : « De notre point de vue, cette arme atomique est différente de celle de la Guerre froide, et nous pouvons l’employer contre l’Iran pour garantir la paix mondiale. »
Comment voyez-vous ça ? C’est là quelque chose de terriblement dangereux, parce qu’ils croient à leur propre propagande. Une propagande interne au sein des forces armées, au sein de l’appareil politique.
Selon les documents rendus publics en 2002, en 2003, au sujet de l’arme atomique tactique, le sénateur Edward Kennedy a même dit à cette époque que c’était une manière d’effacer la frontière entre armes classiques et armes nucléaires. Or, nous y sommes. Nous sommes à une époque où l’arme nucléaire n’est pas différente de la Kalachnikov… J’exagère, bien entendu, mais ça fait partie en quelque sorte de la boîte à outils – c’est l’expression qu’ils utilisent – d’où ils tirent l’armement à employer, si bien que l’arme nucléaire tactique pourrait être employée sur un théâtre de guerre classique. Ça nous conduirait à des scénarios impensables : une guerre nucléaire régionale qui aurait des répercussions à l’échelle planétaire.
Fidel Castro Ruz. J’ai écouté ce que vous avez dit au cours de la Table ronde télévisée : que ces armes, censément inoffensives pour les habitants proches du lieu d’impact, pourraient avoir une puissance allant du tiers de celle qui a été lancée sur Hiroshima à six fois plus le pouvoir de celle-ci. Or, on connaît parfaitement les terribles dommages qu’elle a causés. Une seule bombe a tué instantanément cent mille personnes. Imaginez une bombe six fois plus puissante, ou deux fois, ou aussi puissante, ou seulement le tiers… C’est absurde !
Vous avez aussi parlé à l’Université de la tentative de la présenter comme une arme humanitaire dont pourraient disposer les troupes en opérations. De sorte qu’à un moment donné, un commandant d’une zone d’opération pourrait décider de l’employer parce que plus efficace que les autres, ce qui serait son devoir dans le cadre des doctrines militaires et des enseignements donnés dans les écoles militaires.
Michel Chossudovsky. Dans ce sens, je ne crois pas que cette arme nucléaire soit utilisée sans l’aval, mettons, du Pentagone ou du commandement centralisé, mais je crois qu’elle pourrait l’être sans celui du président des USA et du commandant en chef des forces armées, autrement dit le président en personne. Bref, nous ne sommes plus du tout dans la logique de la Guerre froide, avec son téléphone rouge…
Fidel Castro Ruz Je comprends que ce que vous dites, professeur, au sujet de cette arme qui serait utilisée comme faculté des instances supérieures du Pentagone, et il me semble correct que vous le précisiez pour qu’on ne vous accuse pas d’exagérer le danger de cette arme.
Mais, quand on sait les antagonismes et les discussions entre le Pentagone et le président des USA, on ne doute guère de ce que serait la décision du Pentagone au cas où le chef d’un théâtre d’opérations demanderait l’autorisation d’employer cette arme s’il le juge nécessaire ou indispensable.
Michel Chossudovsky. Il y a un autre facteur : le déploiement actuel des armes nucléaires dans plusieurs pays européens membres de l’OTAN, qui implique tout un déploiement d’armes nucléaires tactiques, en Turquie, en Italie, en Allemagne, si bien que des tas de petites bombes nucléaires se trouvent tout près du théâtre d’opération. Et, par ailleurs, il y a Israël.
De toute façon, je ne crois pas qu’Israël lance une guerre à son compte. C’est impossible des points de vue stratégique et décisionnel. Dans la guerre moderne, où les systèmes de communications, de logistique et tout le reste sont centralisés, c’est là une décision centralisée. Mais il se pourrait que les USA lui donnent le feu vert et qu’Israël lance alors la première attaque. Ce n’est pas du domaine de l’impossible, bien que certains commentateurs disent maintenant que la guerre va commencer par le Liban et la Syrie sous forme de guerre frontalière classique, ce qui servira de prétexte ensuite à une escalade des opérations militaires.
Fidel Castro Ruz. Hier, 13 octobre, une foule a accueilli Ahmadineyad au Liban en héros national. J’ai lu une dépêche là-dessus ce matin.
On connaît aussi les inquiétudes d’Israël à ce sujet, car les Libanais sont des combattants, qui possèdent trois fois plus de missiles à réaction que lors du précédent conflit avec ce pays, et les techniciens israéliens disent qu’il leur faut l’aviation pour combattre ces projectiles et qu’Israël ne pourrait attaquer l’Iran que pendant quelques heures, et non pendant trois jours, car il faudrait attention au danger des projectiles libanais. Les Israéliens, de ce point de vue, sont de plus en plus inquiets, parce que ces armes font partie de l’arsenal classique des Iraniens. Ceux-ci possèdent par exemple des centaines de lance-missiles contre des bâtiments de surface du côté de la Mer caspienne. Or, on sait, depuis la guerre des Malvinas, qu’un bâtiment de guerre peut se défendre contre un, deux ou trois missiles, mais qu’il est incapable de résister à une pluie de projectiles. Les Iraniens possèdent des bâtiments rapides conduits par des gens bien entraînés, car cela fait trente ans que ce pays prépare ses gens et qu’il a mis au point des armes classiques efficaces.
Durant la dernière guerre mondiale, avant l’apparition des armes atomiques, plus de cinquante millions de personnes ont été tués par des armes classiques.
Une guerre aujourd’hui n’a plus rien à voir avec une du XIXe siècle, avant l’apparition de l’arme atomique. Et elles étaient déjà extrêmement destructives. Les armes atomiques sont apparues à la dernière minute, parce que Truman a voulu les employer, faire un essai avec la bombe d’Hiroshima, dont la masse critique provenait de l’uranium, tandis que celle de la bombe de Nagasaki est née du plutonium. Toutes deux ont tué environ cent mille personnes d’un coup, sans parler de la quantité de gens qui sont décédés ensuite par blessures et irradiation, et qui en souffrent les effets depuis de longues années.
De plus, une guerre atomique provoquerait un hiver nucléaire. Je vous parle des dangers que représenterait une guerre par ses dommages immédiats. Mais il suffirait d’une quantité d’armes limitée, par exemple celles que possèdent les deux puissances qui en ont le moins, l’Inde et le Pakistan, pour provoquer un hiver nucléaire qui durerait de huit à dix ans et auquel aucun être humain ne survivrait. En quelques semaines, on ne verrait plus la lumière du soleil.
L’homme est sur la Terre depuis moins de deux cent mille ans. Jusqu’ici, tout se déroulait d’une manière normale, les lois de la Nature jouaient, les lois de la vie se développaient sur notre planète Terre depuis plus de trois milliards d’années. Selon toutes les études, l’existence de l’homme sur la Terre, de l’Homo sapiens, de l’être intelligent ne représente dans le temps que les huit dixièmes d’un million. Voilà deux cents ans, on ignorait virtuellement tout. Aujourd’hui, on connaît les lois qui régissent l’évolution des espèces. Les scientifiques, les théologiens, voire les religieux les plus sincères, qui se faisaient au départ l’écho de la campagne des grandes institutions religieuses contre la théorie de Darwin, acceptent aujourd’hui les lois de l’évolution comme réelles, sans que cela leur ait interdit de professer leurs croyances dans lesquelles les gens trouvent bien souvent une compensation à leurs souffrances les plus vives.
Je crois que personne au monde ne désire l’extinction de l’espèce humaine. Voilà pourquoi je suis d’avis qu’il faut faire disparaître non seulement les armes atomiques, mais aussi les armes classiques. Il faut offrir des garanties de paix à tous les peuples, dans distinguo, aussi bien aux Iraniens qu’aux Israéliens, et il faut distribuer les ressources de la Nature. Il le faut ! Je ne dis pas que ça va se faire, ni que ce soit facile à faire, mais il n’y a pas d’autres solutions pour l’humanité, dans un monde limité en étendue et en ressources déterminées, même si toutes les forces scientifiques sont capables de se développer pour créer des sources d’énergie renouvelables. Le monde compte presque sept milliards d’habitants : il faut mettre en place une politique démographique. Il faut en fait bien des choses. Quand vous les placez toutes ensemble les unes à côté des autres, vous vous posez la question : L’être humain sera-t-il capable de le comprendre et de surmonter toutes ces difficultés ? Vrai, seul l’enthousiasme peut pousser quelqu’un à dire qu’on va faire face à un tel problème et le régler facilement.
Michel Chossudovsky. Ce que vous avez dit au sujet de Truman est extrêmement important. Truman avait dit qu’Hiroshima était une base militaire et que les civils ne souffriraient pas.
…La notion des dommages collatéraux, qui semble la continuation de la doctrine nucléaire depuis 1945. Je veux dire : pas au niveau de la réalité, mais au niveau de la doctrine et de la propagande. L’argument en 1945 a été en effet le suivant : nous allons sauver l’humanité en tuant cent mille personnes et en niant qu’Hiroshima est une ville civile, non une base militaire. Mais, de nos jours, la falsification est bien sophistiquée, plus généralisée, et l’arme nucléaire est bien plus avancée.
Ainsi donc, quand nous parlons de l’avenir de l’humanité et de la menace d’une guerre nucléaire à l’échelle planétaire, il faut comprendre que le mensonge, que la fiction au cœur même du discours politique et militaire nous conduira à une catastrophe sans même que les politiciens comprennent leurs propres mensonges.
Vous avez dit que les êtres humains intelligents existent depuis deux cent mille ans. Mais cette intelligence traduite au niveau des institutions, de la presse, des services de renseignement, des Nations Unies devient le facteur qui va nous détruire, parce que vous finissez pas croire vos propres mensonges, et la guerre atomique surviendra sans même que nous nous rendions compte que ce sera la dernière, comme l’avait dit Einstein clairement : « Une guerre atomique interdira le maintien de l’humanité, et c’est là la menace mondiale. »
Fidel Castro Ruz. Ce sont de très bonnes paroles, professeur : le dommage collatéral, en l’occurrence, ce serait tout bonnement l’humanité. La guerre est un crime, il n’y a pas besoin d’une nouvelle loi, car, depuis Nuremberg on la considère comme le plus grand crime contre l’humanité et la paix, le plus horrible de tous les crimes.
Michel Chossudovsky. Les textes de Nuremberg le disent clairement : « La guerre est un acte criminel, c’est l’acte de guerre suprême contre la paix. » Ce texte de Nuremberg est très souvent cité. Après la guerre, les Alliés voulaient l’utiliser contre les vaincus. Je ne dis pas que ça ne soit pas valable, mais le fait est que les crimes qu’ils ont commis, eux, contre l’Allemagne, contre le Japon, personne n’en parle.
Fidel Castro Ruz. Et jusqu’avec l’arme nucléaire, dans le second cas.
Michel Chossudovsky. Bref, c’est pour moi une question extrêmement importante. Si nous voulons former une contre-alliance pour la paix, la criminalisation de la guerre me paraît fondamentale. Il faut abolir la guerre, éliminer cet acte criminel.
Fidel Castro Ruz. Qui juge les principaux criminels ?
Michel Chossudovsky. Le hic, c’est qu’ils contrôlent aussi les cours de justice, et les juges sont aussi des criminels. Que pouvons-nous faire ?
Fidel Castro Ruz. Je dis que ça fait partie de la bataille d’idées.
Et maintenant, il faut exiger que le monde ne soit pas conduit à une catastrophe nucléaire ; maintenant, il s’agit de préserver la vie. Je ne sais, mais je suppose que si les gens prennent conscience que leur propre existence, celle de leur peuple, celle de leurs être les plus chers, jusqu’aux chefs militaires des USA changeraient d’avis, même s’ils ont été formés dans leurs écoles à obéir à des ordres, bien souvent génocidaires, comme cet emploi d’armes nucléaires tactiques ou stratégiques…
Comme tout ceci est insensé, aucun politique n’est exonéré du devoir de faire connaître ces vérités à la population. Il faut y croire ; sans ça, il n’y aurait rien pour quoi se battre.
Michel Chossudovsky. Je crois que ce que vous dîtes, c’est que, au moment actuel, le grand débat historique de l’humanité est le danger d’une guerre atomique qui menace son avenir et que tout débat sur les besoins essentiels ou sur l’économie exige qu’on évite la guerre et qu’on instaure la paix mondiale afin qu’il soit possible de planifier le niveau de vie à l’échelle mondiale à partir des besoins de base. Et que si nous ne solutionnons pas la question de la guerre, le capitalisme ne pourra pas non plus survivre. Est-ce bien ça ?
Fidel Castro Ruz. Non, compte tenu des analyses que nos avons faites, il ne pourra pas survivre. Le système capitaliste et l’économie de marché qui lui donne vie ne vont pas disparaître du jour au lendemain, mais l’impérialisme fondé sur la force, sur les armes atomiques et classiques à technologie de pointe doit disparaître si nous voulons que l’humanité survive.
Tenez, voyez ce qu’il passe aujourd’hui et qui prouve l’énorme désinformation dont le monde est victime : la nouvelle que les trente-trois mineurs chiliens attrapés à sept cents mètres de profondeur ont été sauvés a plongé le monde dans une jubilation énorme. Je me demande : que fera le monde s’il prend conscience qu’il y a 6 877 596 300 personnes à sauver ? Si trente-trois ont provoqué une telle allégresse universelle et si les médias du monde entier ne parlent que de ça ces jours-ci, pourquoi ne sauve-t-on pas les presque sept milliards de personnes attrapés par le terrible péril de disparaître et de souffrir une mort aussi horrible qu’à Hiroshima et à Nagasaki ?
Michel Chossudovsky. Vous entrez là dans la couverture médiatique que l’on fait de différents événements et de la propagande qui en émane.
Je pense que les Chiliens ont mené une opération humanitaire fantastique. Mais si une menace comme celle que vous dite pèse sur l’humanité, alors, elle devrait faire la une de tous les journaux du monde, parce que la victime est l’ensemble de l’humanité qui pourrait souffrir les conséquences d’une décision prise par un simple général à trois étoiles. Oui, c’est un fait que les medias, surtout occidentaux, cachent la question la plus grave qui concerne potentiellement le monde entier, à savoir le danger d’une guerre atomique que nous devons, hélas, prendre au sérieux parce qu’Obama aussi bien qu’Hillary Clinton ont dit qu’ils avaient l’idée d’employer l’arme atomique dans une guerre dite préventive contre l’Iran.
Alors, que répondons-nous ? Que dites-vous à Hillary Clinton et à Barack Obama au sujet du recours unilatéral éventuel à l’arme atomique contre l’Iran, un pays qui ne représente aucun danger pour personne ?
Fidel Castro Ruz. Je sais deux choses. Ce qui a été discuté, ce qui a été révélé ces jours-ci, les fortes discussions au sein du Conseil de sécurité nationale des USA. C’est toute la valeur du livre de Woodward qui révèle comment se sont déroulées ces discussions. On connaît la position de Biden, d’Hillary, d’Obama… En tout cas, celui qui s’est montré le plus résolu contre l’extension de la guerre, qui a discuté avec les militaires, c’est Obama. C’est un fait, et j’en ai parlé dans mes dernières Réflexions. Le seul à lui avoir donné un conseil, quelqu’un qui avait été son adversaire en tant que républicain, c’est Colin Powell, qui lui a rappelé que le président des États-Unis, c’était lui. Un conseil encourageant.
Je crois qu’il faut leur faire parvenir à tous ce message dont nous avons parlé : je crois que beaucoup lisent sur Global Research les articles que vous publiez. Je crois qu’il faut les divulguer. Et, compte tenu de nos conversations, je me réjouis à l’idée de les faire connaître, et de faire connaître vos arguments, vos raisonnements, car il existe à mon avis un énorme déficit d’information pour les motifs que vous avez expliqués.
Nous, il faut que nous inventions. Quelles seraient les meilleures manières de faire connaître tout ça. À leur époque, les apôtres n’étaient que douze et ils ont entrepris de divulguer les enseignements qu’un prédicateur leur avait transmis. Bien entendu, ils avaient des centaines d’années devant eux ; nous, en revanche, nous ne les avons pas. J’ai consulté la liste des plus de vingt personnalités qui collaborent à Global Research, des gens prestigieux, assurément, qui soulèvent les mêmes points, mais elles ne disposent pas de centaines d’années. Non, le temps est vraiment très court.
Michel Chossudovsky. Le mouvement contre la guerre aux USA, au Canada et en Europe est très divisé. Certains pensent que la menace vient d’Iran, que ce sont des terroristes ; il y a beaucoup de désinformation au sein du mouvement antibelliciste.
Même au Forum social mondial, ce problème de la guerre nucléaire ne fait pas partie des débats chez les gens de gauche, les progressistes. Durant la Guerre froide, on en parlait et les gens en étaient conscients.
À la dernière réunion des Nations Unies sur la non-prolifération, l’accent a été mis sur la menace nucléaire provenant non des États, mais des terroristes. Le président Obama disait que la menace vient d’Al Qaeda qui possède l’arme atomique. Si vous lisez les discours d’Obama, vous verrez qu’il insinue que les terroristes sont capables de fabriquer de petites bombes nucléaires, ce qu’ils appellent une bombe sale… Bref, l’accent est absolument modifié.
Fidel Castro Ruz. C’est ce qu’on lui dit, c’est ce que veulent lui faire croire les gens qui l’entourent.
Tenez, qu’est-ce que je fais de mes Réflexions ? Je les distribue aux Nations Unies, je les envoie à tous les gouvernements, celles qui sont courtes, bien entendu, et je sais que beaucoup de gens les lisent. La question est de savoir si vous dites la vérité ou non. Bien entendu, quand vous réunissez toute cette information sur un problème plus concret, ça a plus d’impact. Parce que les Réflexions abordent plusieurs problèmes, et ça se dilue. Je crois que, de mon côté, je dois me concentrer davantage sur les choses essentielles, parce que vous ne pouvez pas tout aborder.
Michel Chossudovsky. J’aimerais vous poser une question, parce qu’il y a une question fondamentale relative à l’histoire de la Révolution cubaine. J’estime que ce débat sur l’avenir de l’humanité fait aussi partie du discours révolutionnaire. Si la société dans son ensemble est menacée par une guerre atomique, alors il faut provoquer une révolution de la pensée et des actions pour pouvoir contrer cette menace.
Fidel Castro Ruz. Il faut dire, je le répète, que l’humanité est à huit cents mètres de profondeur et qu’il faut la tirer de là. Qu’il faut faire une sorte d’opération de sauvetage. Voilà le message que nous devons transmettre à beaucoup de gens. Si beaucoup de gens le pensent, alors ils vont faire ce que vous faites et vont appuyer les mêmes causes que vous, et ça ne dépendra plus seulement de ceux qui le disent.
Il faut inventer la manière de toucher les masses les plus conscientes. La solution, ce ne sont pas les journaux. L’Internet existe, il est plus économique, il est plus accessible. Tenez, je vous ai découvert sur Internet en cherchant des nouvelles, pas à travers les agences de presse, les organes de presse ou CNN, mais à travers un bulletin que je reçois tous les jours contenant des articles publiés sur Internet. Plus de cent pages tous les jours.
Hier, vous disiez qu’aux USA, il y a quelque temps, les deux tiers de l’opinion publique était contre la guerre en Iran, et que maintenant la moitié et quelque était en faveur d’actions militaires contre ce pays
Michel Chossudovsky. Ce qu’il s’est passé ces derniers mois, c’est qu’on a dit : « Oui, c’est vrai, la guerre nucléaire est très dangereuse, c’est un danger, mais la menace vient d’Iran. » On a vu des affiches à New York qui disaient : « Dis non à un Iran atomique ! » Autrement dit, ces affiches présentaient l’Iran comme une menace à la sécurité du monde, alors que ce pays ne possède même pas l’arme atomique ! Voilà où nous en sommes. The New York Times a même publié en début de semaine un article où il est dit que les assassinats politiques sont légaux.
Alors, quand vous avez une presse qui vous présente des choses de ce genre, avec le tirage qu’elle a, vous avez fort à faire pour lutter contre. Nous n’avons pas la possibilité d’inverser ce processus à travers les médias alternatifs. D’autant qu’une bonne partie de ces médias alternatifs sont financés maintenant par le pouvoir économique.
Fidel Castro Ruz. N’empêche qu’il faut se battre !
Michel Chossudovsky. Absolument. Lle message que vous avez fait hier, c’est qu’en cas de guerre nucléaire le dommage collatéral serait tout bonnement l’humanité.
Fidel Castro Ruz. Oui, l’humanité, la vie de l’humanité.
Michel Chossudovsky. C’est vrai que l’Internet doit continuer de fonctionner comme un instrument de divulgation pour que cette guerre n’éclate pas.
Fidel Castro Ruz. C’est la seule manière de l’empêcher, si nous croyons en l’opinion mondiale. C’est comme l’exemple que je vous ai donné : il y a presque sept milliards de personnes attrapés à huit cent mètres de profondeur. Nous devons utiliser la comparaison avec le Chili pour divulguer ces vérités.
Michel Chossudovsky. J’aime la comparaison que vous faites entre le sauvetage des trente-trois mineurs chiliens, qui ont eu droit à une couverture médiatique colossale, et le sauvetage de presque sept milliards de personnes attrapés à huit cents mètres sous terre, dont aucun média ne parle et qui ne comprennent pas ce qu’il se passe, mais qu’il faut sauver, parce que l’ensemble de l’humanité est menacée par les armes atomiques des USA et de leurs alliés qui vont jusqu’à dire qu’ils sont prêts à y recourir…
Fidel Castro Ruz. Et ils vont y recourir s’il n’y a pas d’opposition, de résistance. Ils se trompent, ils sont drogués par leur supériorité militaire et la technologie moderne, et ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils n’en comprennent pas les conséquences, ils croient que tout ça peut se maintenir. C’est impossible.
Michel Chossudovsky. Ou alors ils pensent que c’est une arme classique quelconque.
Fidel Castro Ruz. Oui, ils se trompent eux-mêmes et ils pensent qu’on peut continuer d’employer cette arme. Ils se trompent d’époque, ils ne se rappellent pas ce que disait Einstein, qu’il ne savait pas avec quelles armes on lutterait dans la troisième guerre mondiale, mais que la quatrième, ce serait avec des bâtons et des pierres. Et moi, j’ai juste ajouté : « sauf qu’il n’y aura plus personne pour manier les bâtons et les pierres ». C’est la réalité. Je l’ai écrit dans le bref discours que vous m’avez suggéré d’écrire.
Michel Chossudovsky. Le problème que je vois, c’est que le recours à l’arme atomique ne va forcément conduire à la fin de l’humanité du jour au lendemain, parce que les retombées radioactives sont un phénomène d’accumulation.
Fidel Castro Ruz. Redites ça, je vous prie.
Michel Chossudovsky. L’arme atomique a plusieurs conséquences : 1) l’explosion et la destruction sur le théâtre d’opération, ce qui s’est passé à Hiroshima ; 2) le rayonnement qui s’étend peu a peu.
Fidel Castro Ruz. Oui, l’hiver nucléaire, pour ainsi dire. Le prestigieux chercheur étasunien, Alan Robock, professeur émérite à l’Université Rutgers, de New Jersey, a démontré d’une manière irréfutable qu’une guerre entre deux des huit puissances nucléaires possédant le moins d’armes atomiques provoquerait un « hiver nucléaire ».
Il a fait cette découverte à la tête d’un groupe de chercheurs qui ont utilisé des modèles informatique ultra-scientifiques.
Il suffirait de l’éclatement de cent armes atomiques stratégiques – sur les 25 000 que possèdent les huit puissances mentionnées –pour provoquer des températures inférieures à zéro sur toute la planète et une longue nuit qui durerait environ huit ans. C’est quelque chose de si terrible, estime Robock, que les gens tombent dans un « état de déni, qu’ils ne veulent pas penser à ça, qu’ils préfèrent simuler que ça n’existe pas ». Il me l’a dit personnellement, au cours d’une conférence internationale qu’il a prononcée et où j’ai eu l’honneur de converser avec lui.
Mais je pars de la thèse suivante : si une guerre éclate en Iran, elle deviendra forcément une guerre atomique mondiale. C’est pour ça que je disais hier qu’il n’avait pas été correct de permettre cette résolution au Conseil de sécurité, parce que ça a tout facilité, vous vous rendez compte ?
Une guerre de ce genre aujourd’hui en Iran ne peut être locale, parce que les Iraniens ne vont pas plier devant la force. Si la guerre se maintient comme guerre classique, les États-Unis et l’Europe ne peuvent pas la gagner, et je soutiens qu’elle deviendra vite nucléaire. Si les USA commettent l’erreur de recourir aux armes nucléaires tactiques, une grande commotion se produirait dans le monde et le contrôle des événements leur échapperait.
Si Obama a dû discuter si dur avec le Pentagone ce qu’il fallait faire en Afghanistan, imaginez alors sa situation avec les soldats étasuniens et israéliens se battant contre des millions de combattants iraniens… Les Saoudites ne vont pas se battre en Iran, ni les Pakistanais ni d’autres soldats arabes ou musulmans. Et il se peut que les Yankees aient de sérieux conflits avec les tribus pakistanais qu’ils attaquent et tuent avec leurs drones, et ils le savent. Quand ils lancent des drones contre elles, ils attaquent d’abord et ils avertissent ensuite le gouvernement, pas avant, et c’est une des choses qui irritent le plus les Pakistanais. Il y a là-bas de forts sentiments antiétasuniens.
Ils se trompent s’ils croient que les Iraniens se rendront s’ils emploient contre eux les armes nucléaires tactiques, et le monde serait vraiment bouleversé quand il sera peut-être trop tard.
Michel Chossudovsky. Ils ne peuvent pas gagner une guerre classique.
Fidel Castro Ruz. Non, ils ne peuvent pas.
Michel Chossudovsky. On l’a déjà vu en Iraq, et en Afghanistan, ils peuvent détruire le pays, mais ils ne peuvent pas le gagner d’un point de vue militaire.
Fidel Castro Ruz. Mais le détruire à quel prix ! À quel prix pour le monde ! À quel coût économique ! Ce serait la marche à la catastrophe. Les problèmes que vous avez signalés s’aggravent, et jusqu’au peuple étasunien réagirait. Parce que le peuple étasunien, même s’il réagit bien souvent en retard, finit par le faire, et il le ferait devant les pertes, les morts…
Bien des gens appuyaient l’administration Nixon lors de la guerre du Vietnam. Nixon avait même suggéré à Kissinger d’employer l’arme nucléaire contre ce pays, et Kissinger l’a convaincu de ne pas faire ce pas criminel. Les USA ont été contraints de mettre fin à la guerre par le peuple étasunien, ils ont été contraints de négocier et d’abandonner le Sud. L’Iran devrait renoncer au pétrole de la zone. Qu’est-ce que les USA ont abandonné en partant du Vietnam. Des dépenses. Et vous les voyez maintenant de nouveau au Vietnam, achetant du pétrole, faisant des affaires… De nombreuses vies se perdraient en Iran, et les installations pétrolières seraient peut-être détruites dans une grande partie de la région.
Dans la situation actuelle, il est très probable qu’ils ne comprennent pas notre message. Si la guerre éclate, je suis convaincu que ni eux-mêmes ni le monde n’y gagneront rien. Si elle restait guerre classique, ce qui est très peu probable, ils la perdraient irrémédiablement ; et si elle devenait nucléaire, c’est toute l’humanité qui la perdrait.
Michel Chossudovsky. L’Iran a des forces classiques tout à fait significatives.
Fidel Castro Ruz. Des millions d’hommes.
Michel Chossudovsky. Des forces terrestres, mais aussi des missiles et des possibilités de se défendre.
Fidel Castro Ruz. Tant qu’il restera un homme avec un fusil, c’est un ennemi qu’ils devront vaincre…
Michel Chossudovsky. Et il y a des millions de gens avec des fusils. Et plusieurs millions de fusils.
Fidel Castro Ruz. Des millions. Et Washington devrait sacrifier de nombreuses vies étasuniennes, et ce serait alors, hélas, que le peuple réagirait, quand il serait trop tard. Il faut l’écrire, il faut le divulguer dans toute la mesure de nos possibilités. Rappelez-vous que les chrétiens étaient persécutés, enfermés dans les catacombes, assassinés, lancés dans la fosse aux lions, qu’ils ont refusé pendant des siècles de renier leur foi, et que ce sont eux ensuite qui ont fait pareil aux musulmans sans jamais parvenir à les faire plier.
Il existe de nos jours une guerre réelle contre les musulmans. Comment peut-on oublier ainsi les leçons de l’Histoire ? J’ai lu beaucoup d’articles de vous sur les dangers de cette guerre.
Michel Chossudovsky. Revenons à l’Iran. Ce que je crois très important, c’est que l’opinion mondiale comprenne le scénario de la guerre. Vous dites clairement que les USA perdront la guerre classique, comme ils sont en train de la perdre en Iraq et en Afghanistan, parce que l’Iran dispose de bien plus de forces classiques que l’OTAN.
Fidel Castro Ruz. Bien plus expérimentées et motivées. Les USA sont actuellement en guerre en Afghanistan et en Iraq, mais il y a une troisième guerre qu’ils ne mentionnent pas : les Pakistanais appartenant à la même ethnie que celle qui résistent en Afghanistan, et qu’ils considèrent perdue, comme on peut le constater par les discussions à la Maison-Blanche, selon les révélations du livre de Woodward, Les guerres d’Obama. Imaginez alors un peu qu’on y ajoute la guerre qu’ils devront livrer en Iran pour liquider ce qui restera après les premières frappes !
Donc, les USA se retrouveront soit dans une situation de guerre classique qu’ils ne peuvent pas gagner, soit contraints à une guerre atomique mondiale, dans des conditions qui provoqueraient une terrible commotion dans le monde. Je ne sais vraiment pas qui pourrait justifier le genre de guerre qu’ils doivent faire. Ils ont comptabilisé quatre cent cinquante objectifs à détruire en Iran, dont certains par des ogives nucléaires tactiques à cause de leur emplacement dans les montagnes ou de la profondeur où ils se trouvent. Bien des personnels russes et d’autres nationalités qui collaborent avec les Iraniens périraient.
Comment réagirait l’opinion mondiale face à cette frappe que les médias ont stimulée d’une manière tout à fait irresponsable avec le soutien de nombreux Étasuniens ?
Michel Chossudovsky. Par ailleurs, l’Iran, l’Iraq, l’Afghanistan sont tous des pays voisins. L’Iran a des frontières avec l’Afghanistan et avec l’Iraq, tandis que les USA et l’OTAN ont des installations militaires dans les pays qu’ils occupent. Que va-t-il se passer ? Les troupes iraniennes franchiront les frontières aussitôt, je présume…
Fidel Castro Ruz. Je ne sais pas quelle tactique suivra l’Iran. Mais si j’étais eux, je ne concentrerai pas mes troupes, parce qu’elles seraient alors victimes plus faciles de l’attaque aux armes nucléaires tactiques. Compte tenu de cette menace, le mieux serait que l’Iran utilise une tactique pareille à celle que nous avons employée dans le Sud de l’Angola quand nous avons soupçonné que l’Afrique du Sud disposait d’armes nucléaires : nous avons créé des groupes tactiques de mille combattants dotés d’une puissance de feu terrestre et antiaérienne. Ainsi, les armes nucléaires n’auraient jamais pu frapper des concentrations de soldats. Et les missiles à réaction et d’autres armes similaires appuyaient nos forces. Les armes et le terrain changent, et les tactiques doivent changer constamment.
Michel Chossudovsky. Des troupes dispersées, donc.
Fidel Castro Ruz. Dispersées, mais pas des hommes isolés. Un millier d’hommes dotés des armes adéquates, sur un terrain sablonneux : dès qu’ils arrivaient quelque part, ils devaient creuser et se protéger sous terre, en gardant toujours la plus grande distance entre les composants. Nous n’avons jamais offert à l’ennemi l’occasion de frapper un coup décisif sur les 60 000 soldats cubains et angolais dans le sud du pays.
Ce que nous avons fait dans ce pays frère, c’est ce qu’une armée de cent mille hommes aurait fait selon des critères traditionnels. Nous n’étions pas cent mille dans le Sud angolais, mais 60 000 entre Cubains et Angolais. Compte tenu des exigences techniques, les groupes tactiques étaient constitués principalement de Cubains, parce qu’ils conduisaient les chars, maniaient les missiles, la DCA, les communications, mais l’infanterie, elle, était formée de soldats cubains et angolais, dotés d’un grand esprit de lutte, qui n’ont pas hésité un instant à faire face à l’armée blanche de l’apartheid appuyée par les USA et Israël. Qui manipulait les nombreuses armes nucléaires existant alors ?
En Iran, des nouvelles apprennent que les gens creusent des trous, et quand on le leur demande, ils répondent qu’ils font des cimetières pour enterrer les envahisseurs. Je ne sais pas si c’est de l’ironie, mais je crois qu’ils doivent vraiment creuser beaucoup pour protéger leurs forces de l’attaque dont on les menace.
Michel Chossudovsky. Mais l’Iran peut mobiliser plusieurs millions de combattants.
Fidel Castro Ruz. Ce ne sont pas seulement les troupes qui sont décisives, mais aussi les postes de commandement. À mon avis, la déconcentration est très importante. Les attaquants s’efforceront d’empêcher la transmission des ordres. Chaque unité de combat doit savoir d’avance ce qu’elle doit faire en toutes circonstances. L’attaquant s’efforcera de frapper et de désarticuler la chaîne de commandement par ses armes radioélectroniques. Il faut tenir compte de tous ces facteurs. L’homme n’a jamais connu une telle expérience.
En tout cas, l’Afghanistan et l’Iraq sont des bagatelles comparées à ceux qu’ils vont trouver en Iran : l’armement, l’entraînement, la mentalité, le type de soldat… Si, voilà trente et un ans, les soldats iraniens nettoyaient les champs de mines en marchant dessus, ils seront sans aucun doute les adversaires les plus redoutables auxquels se heurteront les Étasuniens.